En route vers une sobriété numérique dans les organisations : frein ou levier pour la transformation numérique ?

Par cheaitouimane
22 juin 2025 9
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Introduction

Aujourd’hui, toutes les organisations cherchent à se transformer numériquement. Afin d’offrir de meilleurs services, améliorer les processus, elles veulent être compétitives. Pour cette raison, les organisations considèrent désormais le numérique comme une priorité stratégique indispensable.

Depuis la pandémie de COVID-19, la transformation numérique s’est intensifiée et a été marqué par l’adoption du télétravail massif et la croissance du commerce en ligne. Face à l’urgence, les organisations ont dû s’adapter rapidement, adoptant des solutions numériques sans nécessairement évaluer leurs impacts à long terme.

Pourtant, cette avancée technologique n’est pas sans conséquence. Derrière chaque courriel, chaque réunion en visioconférence ou chaque nouveau logiciel, il y a une consommation d’énergie, de ressources et une production d’émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, le numérique pèse lourd sur l’environnement. Sa part dans les émissions de gaz à effet de serre (GES) mondiales est passée de 2 % à plus de 4 % en dix ans, et pourrait atteindre 8 % d’ici 2025 si aucune régulation n’est mise en place (Le Shift Project, 2019).

Cette empreinte environnementale se répartit entre trois composantes: la fabrication des équipements (70% de l’impact), l’utilisation de ces équipements (25%), et enfin les centres de données (5%).

C’est dans ce contexte d’urgence climatique que le concept de sobriété numérique émerge. Il propose une approche plus responsable du numérique : limiter les usages superflus, prolonger la durée de vie des équipements, éviter l’automatisation non justifiée. Par ailleurs, c’est durant l’étape de production que l’impact environnemental est le plus important.

Mais alors, est-ce que la sobriété numérique freine la transformation numérique ou peut-elle en devenir un levier ?

Pour répondre à cette question, cet article explore les tensions, opportunités et leviers associés à la sobriété numérique, à travers des données, des exemples et l’étude de cas de Nevers Agglomération.

  1. La transformation numérique : entre nécessité et excès

La transformation numérique est le processus par lequel les organisations adapte le mode de fonctionnement via les technologies digitales. Elle touche tous les aspects : les outils de travail, la façon de communiquer, les services offerts, et même la culture de l’entreprise. L’objectif est de devenir plus efficace, plus rapide et plus proche des besoins des clients ou des citoyens. Ce n’est pas juste une question de logiciels, mais de changement dans les habitudes et les façons de penser (OQLF, 2022).

Cette transformation est définie par plusieurs dimensions liées entre elles. Tout d’abord, l’aspect technologique avec l’implémentation de nouvelles solutions : le cloud computing, l’intelligence artificielle et l’internet des objets. Par la suite, il est question de l’aspect organisationnel qui nécessite une réévaluation des processus métiers et des modes de collaboration. Finalement, l’aspect culturel qui requiert une évolution des mentalités et l’acquisition de nouvelles compétences.

Depuis une dizaine d’années, les organisations vivent une révolution numérique. De nouvelles plateformes, applications métiers, cloud, intelligence artificielle : les innovations technologiques ne manquent pas, on en accumule. Cette période a vu naître des géants technologiques qui ont redéfini les règles du jeu dans de nombreux secteurs.

Toutefois, cette transformation s’effectue souvent dans un contexte où il faut profiter des circonstances et saisir une opportunité, sans vraiment de gouvernance, ni de vision systémique. C’est alors que l’on adopte un nouvel outil dès qu’il est disponible, sans toujours en évaluer les impacts ou la cohérence avec l’existant. Cette accumulation d’outils crée des systèmes complexes, lourds à maintenir, redondants et énergivores. C’est ce qu’on appelle parfois le “syndrome de l’obésiciel” (Lévy, 2020) ou le boufficiel qui désigne l’utilisation d’une quantité excessive de logicielle où la croissance des fonctionnalités qui enfle celle des usages réels (OQLF, 2008 ; fr-academic.com, s.d.).

En parallèle, la montée en puissance du cloud computing, de l’IA et des services numériques hébergés à distance a entraîné une hausse spectaculaire de la consommation énergétique. Selon Le Shift Project (2019), si la tendance actuelle se poursuit, le numérique pourrait devenir l’un des plus grands émetteurs de GES d’ici 2030, devant le secteur aérien.

Face à ces constats, une simple numérisation des processus ne suffit plus : il faut penser à une transformation numérique durable, mesurée, éthique et résiliente. Cela implique de passer d’une logique quantitative (toujours plus d’outils) à une logique qualitative (les bons outils, au bon moment, pour les bons usages).

  1. La sobriété numérique : frein ou partenaire pour mieux innover ?

La sobriété numérique ne consiste pas à supprimer le numérique, ni à revenir en arrière. Il s’agit plutôt de faire mieux avec moins. Cela signifie choisir des outils réellement adaptés aux besoins, éviter la multiplication inutile des technologies, et maîtriser l’empreinte environnementale des usages numériques. Il ne s’agit pas de restreindre l’innovation, mais de lui redonner du sens.

Cette approche s’inspire des principes de l’économie circulaire et de la philosophie du “less is more”. Elle questionne fondamentalement notre rapport à la technologie et nous invite à sortir de la logique de consommation effrénée pour adopter une approche plus réfléchie et durable (Bordage, 2021).

Fondateur de GreenIT, Frédéric Bordage (2021) explique aussi que la sobriété numérique commence par une question simple : “Ce service est-il vraiment utile ?”. Cette question, qui semble à première vue simple, déclenche une réflexion en trois phases : examiner l’utilité, juger l’efficacité et minimiser l’impact sur l’environnement. Elle encourage à renoncer à une consommation automatique au profit de décisions d’achat conscients, durables et en harmonie avec les véritables besoins.

Cette démarche implique également de repenser la notion de performance. Dans l’approche traditionnelle, la performance se mesure souvent en termes de vitesse, de capacité de stockage, de nombre de fonctionnalités. La sobriété numérique propose d’élargir cette définition pour inclure l’efficacité énergétique, la durabilité, l’utilisabilité, et l’impact social.

Cela implique de repenser nos pratiques habituelles. A-t-on besoin de renouveler le parc informatique tous les 3 ans, alors que les machines peuvent être maintenues plus longtemps ? Est-il pertinent de maintenir des serveurs allumés, même en dehors des heures d’activité ? De multiplier les plateformes collaboratives, est-ce un gain réel d’efficacité ou une source de dispersion? Toutes ces interrogations viennent bousculer les routines, mais qui sont nécessaires pour tendre vers des usages plus responsables.

Dans de nombreuses entreprises, cette démarche est encore souvent perçue comme une contrainte. On craint que la sobriété ralentisse les projets et bride l’innovation ou limite les performances.

En réalité, c’est souvent le contraire : en simplifiant les outils, en réduisant les coûts inutiles, on peut retrouver de l’agilité (Lévy, 2020). De nombreuses organisations témoignent que la simplification de leur environnement technologique a libéré du temps et des ressources pour se concentrer sur l’essentiel.

La sobriété numérique, loin d’être une simple réduction, devient ainsi un levier de transformation par l’innovation responsable et un facteur de différenciation concurrentielle. Elle stimule la recherche de solutions plus efficaces, plus simples, mieux ciblées. Elle pousse à repenser l’architecture des systèmes d’information, à privilégier l’interopérabilité, la mutualisation, l’automatisation intelligente. En ce sens, elle participe à la réorientation stratégique de la transformation numérique vers des modèles plus durables et agiles (Bordage, 2021 ; DINUM, 2023).

  1. Réalités organisationnelles : tensions entre innovation numérique et frugalité

Il est vrai qu’il existe des tensions entre sobriété et transformation numérique. Il ne faut pas ignorer ces tensions, mais les comprendre et les surmonter.

Par exemple, les projets d’intelligence artificielle ou de big data demandent une puissance de calcul importante. L’entraînement d’un modèle d’IA, par exemple, peut générer autant de CO₂ que cinq voitures tout au long de leur cycle de vie (Strubell et al., 2019).

De nombreuses entreprises sont tentées d’automatiser au maximum, même lorsque ce n’est pas nécessaire. Mais cette “automatisation aveugle” peut entraîner des aberrations comme des procédures simples devenues compliquées grâce à l’ajout de couches technologiques inutiles ou des tâches remplacées par des robots résistances à case de ce changement  qui n’apportent pas vraiment d’amélioration.

Autre difficulté : certaines démarches “vertes” peuvent être trompeuses. On parle alors de greenwashing. Changer tous les ordinateurs pour des modèles “plus écologiques” peut sembler responsable, mais cela peut produire plus d’émissions si les anciens appareils étaient encore fonctionnels. Cette problématique révèle l’importance d’une approche systémique qui considère l’ensemble du cycle de vie des équipements.

Il y a aussi l’effet rebond : quand une technologie devient plus efficace, on l’utilise plus, ce qui peut annuler les gains environnementaux. Ainsi, plus un service est fluide (vidéo, 5G), plus on l’utilise ; les gains énergétiques par unité sont alors annulés par un volume d’usage en forte hausse. La visioconférence en 4K consomme quatre fois plus de bande passante qu’en SD ; lorsqu’on coche “qualité maximale” par défaut, on quadruple l’impact sans valeur ajoutée.

Comme le rappellent Berne & Pierson (2022), la sobriété ne s’oppose pas à l’innovation, elle permet plutôt de l’orienter vers des objectifs plus durables. Cette réorientation nécessite cependant un changement de paradigme : passer d’une innovation centrée sur les possibilités techniques à une innovation centrée sur les besoins réels et les impacts.

En adoptant une approche frugale, les entreprises sont incitées à concevoir des systèmes plus sobres, mais aussi plus efficaces. Par exemple, limiter la redondance fonctionnelle dans les logiciels permet non seulement d’alléger la consommation de ressources, mais aussi d’optimiser l’ergonomie et la rapidité des services. De même, un design d’interface léger et peu énergivore peut améliorer l’accessibilité, notamment dans les contextes de faible bande passante.

La sobriété devient ainsi une force structurante : elle introduit des critères de performance élargis — environnementaux, sociaux, économiques — dans les projets numériques. C’est une nouvelle forme de compétitivité, alignée avec les attentes des citoyens, des clients et des régulateurs. Les entreprises capables de concilier innovation et responsabilité sont aujourd’hui mieux perçues et mieux préparées aux défis de demain (Berne & Pierson, 2022).

  1. Étude de cas : Nevers Agglomération et Ville de Nevers

Un exemple inspirant est celui de Nevers Agglomération et de la Ville de Nevers, en France. Depuis 2022, cette collectivité locale a engagé une démarche et engagement ambitieux de sobriété numérique (Banque des Territoires, 2023).

Le projet s’inscrit dans une stratégie globale de transition écologique. Face au constat que le numérique représentait une part croissante des dépenses énergétiques de la collectivité, les élus et techniciens ont décidé d’agir. L’objectif était double : réduire l’impact environnemental tout en maîtrisant les coûts.

La démarche a commencé par un diagnostic complet : audit énergétique des équipements, un recensement du parc informatique et un état des lieux de l’usage, évaluation des besoins réels. Cette phase a révélé plusieurs dysfonctionnements : suréquipement de certains services, renouvellement prématuré de matériels encore performants, multiplication des outils pour des fonctions similaires (ADEME Bourgogne-Franche-Comté, 2025).

Parmi les actions mises en place on cite : le remanufacturing, le réemploi et l’allongement de la durée de vie des équipements, l’entretien préventif, la maintenance, une politique d’achats responsables, la sensibilisation et formations internes, une révision des besoins et réduction des mails internes.

Le remanufacturing consiste à remettre à neuf des équipements en fin de première vie pour leur donner une seconde vie. Cette approche permet d’éviter l’achat de matériel neuf tout en maintenant des performances satisfaisantes. La collectivité a développé un partenariat avec des entreprises locales spécialisées dans la remise en état d’équipements informatiques.

La politique d’achats responsables intègre des critères environnementaux dans tous les appels d’offres : durabilité des équipements, réparabilité, consommation énergétique, fin de vie. Les fournisseurs sont évalués sur leur capacité à proposer des solutions sobres et durables.

Les formations internes ont touché tous les agents, du maire aux employés municipaux. Elles portent sur les éco-gestes numériques : optimisation des emails, gestion des fichiers, utilisation rationnelle des équipements. Un référent sobriété numérique a été nommé dans chaque service pour accompagner le changement

Le bilan : moins d’équipements remplacés, moins d’énergie consommée, mais aussi une meilleure qualité de travail sans oublier les bénéfices, car après tout, renouveler plus tardivement son matériel, c’est un amortissement plus long, donc des coûts moindres.

Le cas de Nevers montre que sobriété et performance numérique ne sont pas incompatibles et, qu’on est capable de développer des technologies innovantes et en même temps respecter le développement durable.

  1. Recommandations : comment intégrer la sobriété dans les organisations ?

Pour que la sobriété numérique devienne un levier de transformation, elle doit s’établir dans plusieurs domaines clés de l’organisation.

Il faut intégrer la sobriété dans les orientations stratégiques, nommer un pilote sobriété numérique, définir des indicateurs environnementaux dans la planification numérique et suivre les KPI (ADEME, 2023) et intégrer ces enjeux dans la feuille de route RSE.

Il est essentiel que la gouvernance de la sobriété numérique soit axée sur la participation. C’est-à-dire qu’elle doit être l’affaire de tous dans l’organisation : direction générale, direction des systèmes d’information, achats, ressources humaines, communication et métiers opérationnels.

En ce qui concerne les infrastructures : éviter la multiplication des outils numériques, réaliser un audit régulier du par informatique, prolonger la durée de vie des équipements grâce à la maintenance et mutualiser les ressources (servers, cloud) et éteindre en dehors des heures d’usage (GreenIT.fr, 2023).

Les achats d’équipements : favoriser l’utilisation de matériels reconditionnés, choisir des équipements réparables et à faible consommation, intégrer des clauses écologiques dans les contrats et exiger des fournisseurs de faire preuve de transparence en matière environnementale. Les critères d’éco-conception, de durabilité et de fin de vie doivent être inclus dans les appels d’offres (DINUM – MiNumEco, 2023).

Pour les employés : offrir des formations, encourager les écogestes, promouvoir des comportements responsables, restreindre les usages superflus. Les formations peuvent prendre un aspect personnalisé selon les divers secteurs de l’organisation et ludiques.

Il est normal d’avoir des résistances à cause de ce changement mais il faut les comprendre. Il est aussi nécessaire d’expliquer l’objectif de l’approche, d’encourager les bonnes méthodes.

Finalement, mesurer les progrès avec des référentiels comme le RGESN (DINUM, 2023). Cette évaluation doit être effectuée de façon régulière et transparente. Elle doit s’appuyer sur des indicateurs à la fois quantitatifs (tels que la consommation d’énergie, la longévité des appareils et le volume de déchets) et qualitatifs (comme la satisfaction des utilisateurs, la qualité des prestations et le degré de sensibilisation).

Conclusion

La question n’est donc plus de savoir si la sobriété numérique est compatible avec la transformation numérique, mais comment elle peut la rendre plus durable, plus utile et plus responsable.

En réalité, la sobriété numérique n’est pas une contrainte mais une nécessité, dans un monde où les ressources sont limitées et les attentes sociétales de plus en plus fortes. C’est aussi un formidable levier d’innovation utile, au service d’un numérique plus humain et plus responsable.

L’exemple de Nevers démontre qu’il est possible d’agir concrètement. Il revient donc aux organisations de saisir cette opportunité pour utiliser le numérique comme un véritable outil de transformation durable.

Sources

Le Shift Project (2019). Déployer la sobriété numérique.

Office québécois de la langue française (OQLF). (2022). Banque de dépannage linguistique – transformation numérique. https://bdl.oqlf.gouv.qc.ca

Bordage, F. (2021). Podcast “Salut les Designers #17 – Spécialiste en éco-conception”.

Lévy, D. (2020). Vers une éthique de la frugalité numérique. Revue Terminal.

Office québécois de la langue française (OQLF). (2008). Obésiciel. Grand dictionnaire terminologique. https://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8361486

fr-academic.com. (s.d.). Obésiciel. Encyclopédie collaborative. https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/1253961

Bordage, F. (2021). Sobriété numérique. Buchet-Chastel.

DINUM (2023). Référentiel général d’écoconception des services numériques (RGESN).

Strubell, E., Ganesh, A., & McCallum, A. (2019). Energy and Policy Considerations for Deep Learning in NLP. Proceedings of the 57th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics, Association for Computational Linguistics https://aclanthology.org/P19-1355.pdf

ADEME (2023). Guide de la sobriété numérique.

Banque des Territoires. (2023, 9 novembre). Nevers s’engage pour un numérique responsable (58). Repéré à l’adresse : https://www.banquedesterritoires.fr/experience/nevers-sengage-pour-un-numerique-responsable-58

ADEME Bourgogne-Franche-Comté. (2025, 10 juin). Ils l’ont fait ! La sobriété numérique à Nevers (58) [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=pY2qxbPqk2Y

Direction interministérielle du numérique – Mission interministérielle numérique écoresponsable. (2023). Guide de bonnes pratiques numérique responsable pour les organisations (Version 1). https://ecoresponsable.numerique.gouv.fr/docs/2023/guide-de-bonnes-pratiques-numerique-responsable-version-1.pdf

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