Entre performance et responsabilité : l’éthique du web analytique

Par frederiquelapointe
17 novembre 2025 · 2 vues
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Le recours massif aux données web soulève plusieurs enjeux éthiques. Au cours des dernières années, des scandales comme celui de Cambridge Analytica et des risques d’abus ont mené à l’adoption de cadres légaux visant à protéger les citoyens, comme le RGPD en Europe ou la Loi 25 au Québec. Le cœur de ces régulations est de redonner aux individus le contrôle sur leurs données et de réguler la façon dont les organisations collectent, stockent et exploitent les informations comportementales.

L’éthique et l’analyse des données web

Selon la Vitrine linguistique de l’OQLF, l’éthique est une « discipline de la philosophie ayant pour objet l’examen des principes moraux au regard de ce qui est jugé souhaitable et qui sont à la base de la conduite d’un individu ou d’un groupe » (OQLF, 2007). Autrement dit, l’éthique est un domaine de
réflexion sur ce qui est bon, mauvais, juste ou souhaitable, autant au niveau individuel que sociétal et vise à déterminer la meilleure manière d’agir dans une situation donnée. Dans le contexte des technologies numériques, cette réflexion s’applique fortement à l’analyse des données web.

Dans l’article Ethical Considerations and Guidelines in Web Analytics and Digital Marketing, R Kenny, J Pierce et G Pye, décrivent le web analytique comme une pratique qui consiste à utiliser des outils pour mesurer le succès des campagnes marketing en ligne et pour les adapter à des audiences spécifiques, afin d’améliorer leur engagement et la performance globale d’un site web. Les outils d’analytique web soutiennent donc la conception de publicités et d’initiatives marketing plus adaptées aux préférences de l’utilisateur, dans le but ultime d’accroître la rentabilité de l’organisation (R Kenny, 2012).

5 enjeux éthiques liés à l’analytique des données

L’article Five Ethical Issues in the Big Data Analytics Age identifie cinq dimensions fondamentales : la
confidentialité, l’exactitude, la propriété, l’accessibilité et la société. Ces dimensions permettent
d’évaluer l’éthique des pratiques, tant à l’intérieur du système analytique que leurs effets plus larges.

Confidentialité

La confidentialité représente l’enjeu le plus intuitif, car un site web permet de collecter des données sensibles comme la localisation, les préférences ou les habitudes de navigation. Le risque n’est pas seulement l’accès direct aux informations, mais aussi ce qui peut être inféré par corrélation ou croisement. Une donnée isolée peut sembler anodine, mais combinée, elle permet de profiler.

Exactitude

L’exactitude des données est également centrale, un volume croissant de données augmente le risque d’erreurs, de biais et d’interprétations inexactes pouvant mener à des décisions injustes. La qualité des données et des modèles n’est donc pas seulement une question technique, mais aussi morale.

Accessibilité

L’accessibilité s’intéressent à qui peut accéder aux données et dans quelles conditions. Les utilisateurs sont souvent contraints d’accepter l’usage et la collecte de leurs données pour accomplir des activités numériques essentielles, particulièrement dans des contextes de services offerts par les géants du numérique tels que Google. Ceci rappelle que les acteurs dominants de l’économie numérique disposent de capacités d’analyse que ni les PME ni les citoyens n’ont, ce qui créer une asymétrie de pouvoir informationnel. De plus, la propriété questionne la véritable possession des données, devenues une marchandise. Bien qu’elles soient produites par les individus, elles peuvent être revendues ou réutilisées pour d’autres finalités, souvent sans compensation ni compréhension claire de l’utilisateur.

Société

L’enjeu sociétal renvoie aux effets systémiques, les biais dans les données, les choix de variables et les modèles peuvent renforcer les inégalités existantes. Les pratiques de web analytique risque ainsi d’amplifier les aspects des structures sociales existantes, en façonnant les opportunités, l’accès aux ressources et la perception de la réalité, ce qui peut se traduire en dangers pour l’équité, la participation citoyenne, l’emploi et la démocratie (Richardson, 2021).

Cet enjeu sociétal s’incarne concrètement dans certains secteurs, par exemple le journalisme.
L’article The Ethics of Web Analytics – Implications of using audience metrics in news construction, montre que l’usage des métriques d’audience peut modifier la production journalistique. Les données comportementales peuvent inciter les salles de rédaction à privilégier des contenus à fort potentiel de clic, plutôt que des contenus d’intérêt public mais moins populaires. Cette dynamique interroge profondément le rôle du journalisme dans une démocratie. Ce n’est plus seulement ce que les citoyens devraient savoir qui structure la ligne éditoriale, mais ce qui génère du trafic (Tandoc, 2014).

Alors, l’analytique web, c’est éthique?

À la lumière de ces enjeux, la nécessité d’encadrer strictement les pratiques du web analytique
apparaît incontournable. L’histoire récente démontre que l’industrie numérique ne s’autorégule
pas, laissée à elle-même, elle privilégie systématiquement les impératifs de rendement et de
conversion plutôt que le respect des droits fondamentaux des individus. L’exploitation des
données web n’est donc pas uniquement un processus descriptif, elle constitue une technique
instrumentale visant à orienter les comportements en faveur des intérêts économiques des
organisations.

Le web analytique en contexte capitaliste

Dans un contexte capitaliste, cette dynamique s’inscrit dans un système où l’augmentation de
la consommation représente une fin en soi. Le web analytique est conçu pour accroître la
propension à acheter, à cliquer, à rester captif d’une plateforme ou d’un flux de contenus. Il
génère des désirs, amplifie des compulsions d’achat et contribue à la surconsommation de biens
et services, parfois dénués de nécessité réelle, ce qui ne produit pas seulement des effets
psychologiques et sociaux, mais également des effets environnementaux tangibles.

Manipulation

Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas uniquement de savoir si les données sont bien gérées,
il s’agit de reconnaître que les techniques d’optimisation numérique relèvent structurellement
de la manipulation. Selon Bilheran (2013), psychologue clinicienne et docteure en
psychopathologie, la manipulation mentale « vise à modifier le désir de l’autre, afin d’obtenir
quelque chose de lui sans qu’il s’en aperçoive… Il s’agit d’orienter la représentation de
l’interlocuteur, en utilisant des techniques cachées (pouvoir, séduction, suggestion,
persuasion…) ». Les environnements numériques contemporains, par le microciblage, l’A/B
testing, la personnalisation automatisée ou les interfaces persuasives, incarnent précisément
cette logique en exploitant la dimension cognitive et attentionnelle des individus sans que ceux
ci ne soient conscients de l’influence exercée sur leurs décisions.


Ce phénomène n’affecte pas tous les citoyens de manière équivalente. Les populations
disposant d’un niveau d’éducation plus faible, d’une littératie numérique limitée ou d’une
situation socio-économique précaire sont nettement plus vulnérables à ces stratégies. Les
asymétries de pouvoir informationnel impliquent que ceux qui maîtrisent les outils, notamment
les grandes plateformes, multinationales et acteurs dominants de l’économie numérique,
orientent les comportements de ceux qui ne disposent pas de la capacité critique ou des
connaissances nécessaires pour s’en protéger. Il s’agit d’une forme d’exploitation
informationnelle, où les plus démunis subissent les conséquences de pratiques dont ils ne
comprennent ni les mécanismes ni les enjeux.


Ainsi, envisager le web analytique comme une pratique éthique apparaît difficile dans son sens
large. L’analyse de données web, telle qu’elle est généralement mise en œuvre aujourd’hui, ne
se limite pas à mesurer, elle sert à orienter, inciter, influencer et parfois manipuler des
comportements individuels, dans un but de maximisation commerciale. En l’absence d’un
encadrement juridique strict, d’une transparence réelle, d’une limitation des fins et d’un
contrôle externe, ces pratiques contribuent à consolider des dynamiques socio-économiques
inégalitaires, à affaiblir l’autonomie des individus et à renforcer des habitudes de consommation
néfastes pour la société et pour l’environnement. Dans un cadre où le profit prévaut
systématiquement sur le bien-être collectif, il est donc difficile de considérer le web analytique
comme quelque chose d’éthique au sens normatif du terme.

Bibliographie

  1. Bilheran, Ariane (2013). Manipulation, la repérer, s’en protéger. Armand Colin. p.17-54.
    https://shs.cairn.info/manipulation–9782200286316-page-17?lang=fr&tab=premieres-lignes
  2. Kenny, R, J Pierce & G Pye (2012). Ethical Considerations and Guidelines in 5 Web Analytics
    and Digital Marketing: A Retail Case Study. S. Leitch & M. Warren (Éds.), Proceedings of the
    Sixth Australian Institute of Computer Ethics Conference (AiCE 2012), p.5-12.
    https://auscomputerethics.com/wp-content/uploads/2012/07/aice-2012-final1.pdf#page=5
  3. Office québécois de la langue française. (2007). éthique [Fiche du Grand Dictionnaire
    Terminologique]. https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/8394265/ethique
  4. Richardson, S, Stacie Petter & Michelle Carter (2021). Five Ethical Issues in the Big Data
    Analytics Age. Communications of the Association for Information Systems, Vol 49, Art 18.
    https://drive.google.com/file/d/1W4oFPuFB-IowtLJ1yzD7zOd1RPF9t0tz/view
  5. Tandoc, E. C., & Ryan J. Thomas (2014). The Ethics of Web Analytics: Implications of using
    audience metrics in news construction. Digital Journalism, Vol 3, Issue 2, p.243–258.
    https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/21670811.2014.909122?casa_token=HRjZhns4
    sYwAAAAA%3AwJySNHxVtfL2fuQUpJOY0DwkTz47AnOlYoFTZk
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