Tout comme un iceberg, le numérique cache l’essentiel sous la surface.
On voit la lumière bleue de nos écrans, les clics, les likes, les notifications.
Mais les serveurs qui chauffent, les métaux rares extraits à l’autre bout du monde et la manipulation de nos données restent invisibles à nos yeux.
Les pratiques numériques responsables occupent de plus en plus de place dans l’espace public.
Pourtant, alors que nous faisons des efforts en compostant, en évitant les pailles ou en utilisant des sacs réutilisables, notre utilisation du numérique, elle, reste absente des conversations.
Il semble invisible, presque immatériel, comme si Internet ou ChatGPT fonctionnaient par magie.
Mais ne nous faisons pas de fausses idées, ses effets sont bien réels, qu’ils soient environnementaux ou sociaux.
Chaque clic, chaque vidéo, chaque courriel laisse une trace.
Une trace qu’on ne voit pas, mais qui est bien réelle.
Alors, notre utilisation du numérique est-elle vraiment sans conséquence ?
Une pollution invisible, mais bien réelle
Selon plusieurs études, le numérique figure actuellement comme un des plus grands pollueurs sur Terre.
Il représente 2 à 4 % des émissions mondiales de CO₂, soit l’équivalent de l’industrie de l’aviation.
Selon Belkhir et Elmeligi (2018), ce chiffre pourrait grimper jusqu’à 14 % d’ici 2040.
Sachant que cet article fut publié en 2018, et en ajoutant à cela l’émergence de l’intelligence artificielle, avec la génération de vidéos IA comme SORA2 d’OpenAI, ces estimations de 14 % semblent faibles.
Une étude a démontré qu’en 2023, les centres de données américains ont consommé environ 176 TWh, soit l’équivalent de la consommation électrique du Pakistan ou de la Pologne en une année.
De plus, l’entraînement d’un seul modèle d’IA peut produire autant de CO₂ que cinq voitures sur toute leur durée de vie, et certains estiment qu’il existe actuellement près de deux millions de modèles d’IA.
En 2004, il a été démontré que le numérique ne dématérialise pas le monde, il le rematérialise différemment.
Bien que nous n’utilisons plus le papier pour lire le journal ou que nous ne regardions plus la télévision comme avant, nous lisons notre journal sur notre cellulaire et regardons nos films et séries sur des plateformes de streaming qui, elles, reposent sur des serveurs nécessitant des composants électroniques et des métaux rares.
C’est donc l’invisibilité le problème, le fait que nous croyons que le numérique est la solution aux changements climatiques, cette solution miracle qui nous permet de nous déculpabiliser, alors qu’en réalité, il est en voie de devenir l’un des plus grands pollueurs de notre monde.
Le coût humain du numérique
Au-delà des émissions, le coût humain du numérique reste considérable.
Les chaînes d’approvisionnement, souvent inéquitables, sont à la base des technologies que nous utilisons chaque jour.
Peu de gens savent qu’en ouvrant leur ordinateur ou leur téléphone, il existe une forte probabilité que la batterie lithium-ion contienne du cobalt extrait par des enfants dans des mines de la République démocratique du Congo.
Derrière chaque appareil que nous utilisons se cache donc une chaîne d’approvisionnement dont nous ignorons tout et que de grandes multinationales exploitent, parfois en toute connaissance de cause.
Sur le plan éthique, l’affaire Cambridge Analytica a révélé les dérives de la collecte des données personnelles.
Des millions d’utilisateurs ont vu leurs informations exploitées pour influencer des élections majeures, dont la campagne présidentielle américaine de 2016 et celle du Brexit en 2020.
Ce scandale a mis en lumière la vulnérabilité de nos données sur le web et la difficulté de savoir comment elles sont utilisées.
Encore une fois, le numérique, invisible, mystérieux et parfois magique, n’est au final qu’un outil qui renforce les inégalités et peut avoir des conséquences néfastes aux niveaux social, culturel et politique.
Pourquoi nous ne voyons rien ?
Notre aveuglement face aux effets du numérique s’explique par le fait qu’il dissimule ses impacts néfastes et efface toute conscience de notre consommation et de ses véritables conséquences.
Regarder une vidéo ou acheter un téléphone ne produit pas d’effets visibles, car nous ne voyons ni l’énorme quantité de serveurs qui tournent à l’étranger, ni l’immense chaîne d’approvisionnement derrière l’appareil que nous tenons dans nos mains.
Cette illusion d’un numérique invisible est d’autant plus amplifiée par le greenwashing.
Des promesses comme celles de « serveurs verts » ou de « sites web carboneutres » sont rarement vérifiables.
Comme l’ont montré Belkhir et Elmeligi (2018), l’affirmation de carboneutralité du numérique repose souvent sur des calculs partiels, omettant la fabrication, la distribution ainsi que la fin de vie des appareils qui se proclament carboneutres.
Cependant, le vrai problème est comportemental.
Une étude britannique de 2025 (From Awareness to Action) révèle que 73 % des citoyens savent que le numérique pollue, mais seuls 4 % sont prêts à payer davantage pour des solutions plus durables.
La connaissance de ce problème n’entraîne pas forcément l’action, car les effets restent trop abstraits et trop lointains pour susciter un engagement concret.
Ce constat rejoint le modèle SHIFT de White, Habib et Hardisty (2019), selon lequel le passage à un modèle durable dépend de cinq leviers :
rendre les comportements visibles, leur donner un sens social, les rendre faciles, engageants et tangibles.
Malheureusement, le numérique représente tout l’inverse, il est invisible, individuel et abstrait.
Des solutions pour un numérique équitable
Pour transformer la situation actuelle, il faut rendre visible l’invisible.
Plus simple à dire qu’à faire, me direz-vous ? Vous avez raison, car cette solution exigera une volonté politique et collective si nous voulons que le 4 % devienne la majorité des consommateurs.
Sur le plan politique, des cadres comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté par l’Union européenne, permettent une régulation forte en imposant la transparence des données et la protection des citoyens sur le web.
Nous devrions cependant aller plus loin, instaurer des audits éthiques indépendants, encadrer le ciblage politique, et imposer la traçabilité du cycle de vie des appareils électroniques.
Au niveau des entreprises, la responsabilisation doit être claire.
Les GAFAM et les grandes entreprises du numérique doivent être tenus responsables de l’ensemble du cycle de vie de leurs produits, de l’extraction des minéraux précieux jusqu’au recyclage, en passant par des conditions de travail décentes pour tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement.
Enfin, le consommateur a lui aussi un rôle à jouer, sans doute le plus important.
Nous devons adopter une sobriété numérique, prolonger la durée de vie de nos appareils, éviter les achats impulsifs et soutenir des alternatives éthiques, comme Fairphone (téléphones réparables) ou DuckDuckGo (moteur de recherche sans collecte de données).
Ce sont quelques exemples concrets qui peuvent faire une différence à grande échelle.
Comme le rappellent Berkhout et Hertin, la durabilité du numérique ne se résume pas à réduire son empreinte, elle consiste surtout à repenser les appareils eux-mêmes et la façon dont nous les utilisons dans la société.
Pour une justice numérique globale
Le numérique responsable reste, pour l’instant, une idée qui paraît utopique, voire irréalisable.
Pourtant, si nous voulons vraiment nous dire société progressiste, ce progrès doit passer par un numérique à la fois écologique et éthique.
Des technologies dites « propres » ne valent rien si elles reposent sur l’exploitation des uns pour le confort des autres.
Alors, demandons-nous,
Sommes-nous prêts à détourner le regard pendant que le numérique s’impose comme l’un des plus grands fléaux de notre planète ?
Bibliographie
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