On parle souvent d’un numérique propre et dématérialisé. Mais derrière les promesses de la transformation numérique, du cloud et de l’IA, il y a une industrie lourde, énergivore et extractive. Cet article lève le voile sur la face cachée du numérique : celle de sa fabrication.
Depuis les 40 dernières années, la transformation numérique est présentée comme une solution à apporter à plusieurs secteurs d’activité, notamment optimiser les processus d’affaires, dématérialiser les services, automatiser les chaînes logistiques ou encore réduire les déplacements grâce au télétravail et le cloud. Le digital est souvent lié à la performance l’efficacité ou encore à des objectifs de durabilité.
Le numérique est perçu comme une technologie qui permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre en remplaçant des processus physiques plus polluants et coûteux. Cependant cette rhétorique semble cacher une vérité moins visible, mais aussi importante. Car derrière les écrans et les serveurs, il y a des machines. Et avant que ces machines ne soient prêtes à fonctionner et consommer de l’énergie, elles doivent être extraites, assemblées, transportées, puis fabriquées. Et cette fabrication a un coût écologique de taille, souvent caché.
Selon GreenIT (2021), près de 54% de l’empreinte carbone du numérique est lié à la fabrication des équipements et là on parle des ordinateurs, téléphones, serveurs, routeurs ou encore les câbles sous-marins. Et pourtant, les débats autour du numérique responsable se concentrent encore majoritairement sur l’usage, les centres de données, en mettant à l’écart cette phase.
Cet article tente d’explorer cette face cachée du numérique en l’occurrence l’empreinte écologique réelle de la fabrication des infrastructures numériques, des équipements individuels aux réseaux, ainsi que l’accélération de leur impact à l’avènement de l’IA générative.
L’impact caché de la fabrication numérique
En 2020, l’ensemble du secteur numérique était responsable d’environ 4[1] % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit un ordre de grandeur comparable à celui de l’aviation civile. Cette part pourrait augmenter fortement si la demande technologique continue de croître sans changements majeurs, chose qui est fortement probable à la suite de la multiplication des projets de digitalisation des services et l’avènement de l’intelligence artificielle.
Comme on l’a évoqué au début cette réflexion, une portion significative de cette empreinte carbone, soit près de 54%, est émise lors la phase de fabrication des équipements : extractions minières, dépenses énergétiques des usines, transport mondial des composants. Le cas d’Apple illustre parfaitement ce déséquilibre. Selon l’analyse de Julia Christina Hess[2] (2024), environ 74 % de l’empreinte carbone annuelle d’Apple provient de la fabrication de ses produits, la production des semi-conducteurs y contribuant pour moitié. De plus, selon une analyse réalisée par Tier 1 (2024), entreprise spécialisée dans la seconde vie des équipements électroniques, près de 80 %[3] des émissions totales d’un smartphone sont produites dès sa phase de production, bien avant que l’utilisateur ne l’allume.
Ces chiffres montrent que la fabrication des infrastructures numériques, serveurs de centres de données, puces GPU d’intelligence artificielle, smartphones, routeurs, antennes et câbles des réseaux, constitue un enjeu environnemental majeur, souvent remis au second plan.
La production des équipements numériques mobilise une quantité énorme d’énergie et de matières premières, ce qui engendre divers impacts écologiques. Hess ajoute également que la fabrication des puces et composants électroniques est un processus très énergivore, d’autant plus qu’il consomme énormément d’eau. Une usine de semi-conducteurs de grande taille peut consommer jusqu’à 38 millions de litres d’eau par jour, soit l’équivalent de la consommation quotidienne de 300 000 personnes. Elle requiert aussi d’énormes quantités d’électricité, souvent d’origine fossile. Par exemple, la Chine, qui assure la majeure partie de l’assemblage électronique mondial, dépend encore à hauteur de 60% en charbon pour alimenter ses usines.
On ajoute encore que selon l’étude de Hess, la chaîne de valeur du numérique traverse de nombreuses frontières géographiques et économiques, par exemple, les composants d’une puce électronique parcourent plus de 50 000 km, l’équivalent de plus d’un tour complet de la planète, et traversent 70 frontières avant d’être assemblés. Chaque étape, de l’extraction minière en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie, à la fabrication des puces à Taïwan, jusqu’à l’assemblage final en Chine s’accompagne d’émissions de CO₂ liées au transport, et qui ne sont pas souvent pris en compte.
Par ailleurs, la fabrication des équipements nécessite l’exploitation intensive de terres rares. L’analyse de Tier 1 indique q’un smartphone typique contient jusqu’à 70 éléments chimiques différents, dont 16 sur les 17 terres rares existantes, ce qui en fait l’un des produits les plus gourmands en ressources de la planète en proportion de son poids. Selon un article de la Harvard International Review[4], l’extraction et le raffinage de ces minerais sont souvent très polluants, par exemple, la production d’une tonne de terres rares génère environ 2000 tonnes de déchets toxiques et des résidus radioactifs. Cet article ajoute aussi que dans les régions minières de Chine, des lacs de résidus chimiques se sont formés, contaminant les sols et les eaux sur des kilomètres.
Outre les terres rares, la fabrication des batteries lithium-ion pour smartphones, ordinateurs portables ou véhicules électriques dépend du cobalt et du lithium, dont l’extraction en République démocratique du Congo, en Amérique du Sud ou ailleurs provoque déforestation, pollution de l’eau et tensions sur les écosystèmes.
Focus sur l’infrastructure des réseaux et des data centers
L’infrastructure de réseau, souvent invisible car enfouie ou immergée, joue un rôle fondamental dans le fonctionnement d’Internet, du cloud et de l’économie numérique. Parmi ses composants les plus critiques, on trouve les câbles sous-marins, qui assurent plus de 99 % du trafic mondial de données entre continents et qui s’étendent aujourd’hui sur plus de 1,48 million de kilomètres à travers la terre (TeleGeography, 2024)[5]. Leur fabrication repose sur des matériaux comme le cuivre, l’acier et les fibres optiques, à fort impact environnemental, surtout dans leur phase d’extraction ainsi que le transformation et transport à grande échelle.
Le processus d’installation des câbles sous-marins mobilise aussi des navires câbliers spécialisés qui parcourent les océans à faible vitesse pendant plusieurs semaines, consommant d’importantes quantités de carburant. Comme le soulignent Carter et al. (2009)[6], la pose de câbles implique souvent l’enfouissement sur 0,5 à 2 mètres de profondeur dans les sédiments marins à l’aide de charrues sous-marines ou de jets d’eau haute pression. Ces opérations perturbent les fonds marins et peuvent affecter les écosystèmes locaux.
Et si on pourrait imaginer l’ampleur écologique de Project Waterworth[7], annoncé par Meta le 14 février 2025, un câble sous‑marin de 50 000 km visant à relier cinq continents soit plus que la circonférence de la Terre à l’équateur.
Et passons maintenant aux centres de données hyperscale[8] telle que déployés par Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud et qui sont de véritables infrastructures industrielles. ce qui crée un grand contraste avec l’image immatérielle du cloud. Selon l’analyse d’Alexandre d’Orgeval et al. (2024)[9], un centre de données hyperscale de nouvelle génération peut contenir entre 20 000 et 40 000 tonnes de béton, 5 000 à 10 000 tonnes d’acier, et des centaines de tonnes de cuivre, de câblage et d’éléments semi-conducteur. L’analyse du cycle de vie réalisée par les auteurs révèle que la phase de construction représente environ 30 à 45 % de l’empreinte carbone totale sur 20 ans de fonctionnement, soit un impact environnemental très significatif et qui reste cependant sous-estimé dans les évaluations de l’emprunte carbone du cloud, souvent axées sur les consommations d’énergies.
L’IA, catalyseur de l’empreinte écologique

A l’avènement de l’intelligence artificielle, on a vu émerger des infrastructures matérielles aux impacts environnementaux croissants. Prenons l’exemple de la fabrication des semi-conducteurs constituant la base physique sur laquelle reposent les circuits intégrés qui font fonctionner les GPUs. Ce processus nécessite des usines sophistiquées appelées « fabs » opérées par le géant de l’industrie au Taïwan TSMC , utilisant d’énormes quantités d’eau ultra-purifiée, d’énergie, et de gaz à fort potentiel de réchauffement. Selon Zhang et Zhao (2022)[10], cette chaîne de production génère en moyenne 20 kg de CO₂e par couche de fines tranches. Une usine entière peut émettre plus de 50 MtCO₂e par an, c’est comme si 10 millions de véhicules légers canadiens roulaient pendant une année entière. Et ce, abstraction faite de la consommation énergétique opérationnelle des usines.
Les GPUs, notamment les NVIDIA A100, intensément employés dans l’entraînement des modèles IA comme ChatGPT, ajoutent à cette pression matérielle. Morand et al. (2024)[11] montrent que la fabrication d’une carte graphique sur la période allant de 2013 à 2023, a vu son coût carbone augmenter de 6 à 12 kg CO₂e, en raison de la complexité technologique. Leur étude signale que l’empreinte carbone des GPUs, cumulée à celle de l’entraînement de modèles, croît de manière exponentielle, illustrant ainsi un fort effet rebond associé aux bénéfices attendus de l’IA. Les GPUs sont souvent remplacés tous les deux ou trois ans à cause de l’évolution rapide des performances. Cette durée de vie raccourcie augmente leur impact écologique et pose de vraies questions sur l’avenir de leur empreinte environnementale.
En juin 2025, la startup française Mistral AI annonçait, en partenariat avec Nvidia, la construction d’un gigantesque site de supercalculateurs en France, avec une puissance électrique initiale de 40 MW, évolutive jusqu’à 100 MW[12]. Derrière les discours sur la souveraineté numérique et un mix énergétique décarboné, on masque une réalité matérielle. Ce projet requiert une intensification matérielle colossale. Plus de 18 000 GPUs Grace Blackwell[13] doivent y être déployés, soit de quoi entraîner simultanément des dizaines de modèles de type GPT-4, et cela pourrait se traduire par plusieurs centaines de tonnes de composants électroniques si on reprend les chiffres présentés ci-dessus.
Sobriété numérique ou solutionnisme technologique : un équilibre nécessaire
Face à l’impact écologique considérable de la fabrication des infrastructures numériques, deux visions s’opposent : la sobriété numérique et le solutionnisme technologique. La sobriété privilégie la réduction volontaire des usages, l’éco-conception, et le recyclage systématique pour diminuer directement la consommation de ressources. Le solutionnisme technologique, quant à lui, propose de résoudre ces défis par des innovations continues sans remettre en question les niveaux actuels de consommation.
Toutefois, ceci pourrait se montrer comme paradoxal où les gains en efficacité entraînent souvent une augmentation proportionnelle des usages. Et le projet Mistral illustre bien cette vision, en alliant ambition technologique et impact environnemental conséquent.
Ce que montre cette analyse, c’est que le numérique ne pourra être véritablement durable qu’à condition de prendre en compte l’ensemble de son cycle de vie, en particulier la fabrication de ses infrastructures. Face à l’expansion accélérée de l’IA, repenser nos modèles technologiques devient urgent. Entre sobriété et innovation, un équilibre devrait être établie.
Ce constat nous appelle à une réflexion profonde. Faut-il compter sur les innovations technologiques (conception de matériels plus durables, efficacité énergétique accrue, recyclage en boucle fermée) pour le numérique, ou bien est-il nécessaire d’adopter une forme de modération dans nos usages technologiques afin de réduire la pression à la source ? Enfin, quelles pistes d’action pour concilier la poursuite du progrès numérique et le respect de l’environnement, par exemple via l’écoconception logicielle, l’allongement de la durée de vie des équipements, ou de nouvelles régulations internationales sur les minerais critiques et le recyclage ? L’empreinte écologique de la fabrication du numérique nous rappelle que chaque courriel, chaque vidéo en streaming et chaque smartphone de nouvelle génération a un coût environnemental bien tangible.
Sources
[1] GreenIT DIGITAL TECHNOLOGIES IN EUROPE: an environmental life cycle approach
[2] Julia Christina Hess, 2024 Chip Production’s Ecological Footprint: Mapping Climate and Environmental Impact
[3] tier 1 2024 The Hidden Environmental Impact of Our Smartphones,
[4] Jaya Nayar Not So “Green” Technology: The Complicated Legacy of Rare Earth Mining
[5] TeleGeography. (2024). Submarine cable FAQs – Frequently Asked Questions.
[6] Carter, L., Burnett, D., Drew, S., Marle, G., Hagadorn, L., Bartlett-McNeil, D., & Irvine, N. (2009). Submarine Cables and the Oceans: Connecting the World. UNEP-WCMC Biodiversity Series No. 31
[7] Engineering at Meta, Unlocking global AI potential with next-generation subsea infrastructure
[8] IBM définit un centre de données hyperscale comme un centre de données massif qui offre des capacités de modélisation extrêmes, conçu pour des charges de travail à grande échelle avec une infrastructure de réseau optimisée et un temps de latence minimisé.
[9] Alexandre d’Orgeval, Stuart Sheehan, Quentin Avenas, Edi Assoumou, Valentina Sessa (2024). Generative AI Impact Assessment Through a Life Cycle Analysis of Multiple Data Center Typologies. SSRN.
[10] Zhang, Y., & Zhao, X. (2022). Energy consumption and carbon emissions in the manufacturing process of semiconductors: A case study. Resources, Conservation and Recycling
[11] Morand, S., Petit, T., & Lartigau, J. (2024). Generative AI impact assessment through a life cycle analysis of multiple data center typologies. SSRN
[12] Actuia AI news from France https://www.actuia.com/en/news/mistral-ai-and-nvidia-towards-a-sovereign-ai-infrastructure-in-europe
[13] Nvidia Newsroom : https://nvidianews.nvidia.com/news/europe-ai-infrastructure