Travailler sous l’œil numérique : entre performance, méfiance et perte de contrôle

Par diallohabibatoudiouhe
22 juin 2025 3
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À l’ère où le numérique occupe une place très importante dans tous les secteurs d’activités, la frontière entre la surveillance productive et l’intrusion permanente dans la vie privée des employés devient de plus en plus petite. La surveillance numérique au travail, qui consiste à l’utilisation de la technologie (logiciels de suivi, caméras, capteurs, analyse de données, microphones, géolocalisation…) pour observer, enregistrer et analyser l’information reliée aux activités des employés (Savard, Pilon, Provost-Cardin, Ollier-Malaterre, & Parent-Rocheleau, 2024) s’est de plus en plus normalisée, notamment avec l’émergence du télétravail et des outils d’IA. Les outils de surveillance n’ont plus de frontière, de temps et de lieux. Ils permettent de contrôler les travailleuses et travailleurs jusqu’en dehors des heures de travail, le soir, la fin de semaine ou les jours de congés, par l’utilisation du cellulaire, d’un ordinateur ou de logiciels fournis par l’employeur. Il en est de même pour le lieu de travail (FNCC, 2024). Jamais les employeurs n’ont eu autant de moyens pour contrôler en temps réels les comportements de leurs équipes. Souvent justifiée par des objectifs d’efficacité et de productivité, cette pratique soulève des questions fondamentales sur le respect de la vie privée et les conditions de travail des employés. Les résultats d’une étude effectuée par la chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle sur 800 employés syndiqués de la CSN, la FTQ, et la CSQ indiquent que :

  • 82% des personnes sondées rapportent être soumises à au moins une technologie de surveillance électronique,
  • Environ 60% des personnes sondées rapportent l’utilisation de cartes à puces et badges à des fins de surveillance,
  • Entre 25% à 40% des personnes sondées rapportent l’utilisation de caméras sur le lieu de travail, de surveillance des sites web visités, des courriels, des visioconférences, ainsi que du téléchargement de fichiers,
  • Autour de 10% à 20% des personnes sondées rapportent l’utilisation de la géolocalisation, l’écoute d’appels, la surveillance des médias sociaux, de la messagerie instantanée, du mouvement de la souris ainsi que des captures d’écran et de la surveillance d’écran en temps réel,
  • 30% des personnes sondées se sentent constamment surveillées au moyen de technologies, logiciels et appareils au travail,
  • Et seuls 3% des travailleurs jugent légitimes les technologies de surveillance auxquelles ils sont soumis.

 

Sous contrôle permanent : caméras, clics et captures d’écran au service d’une productivité sous surveillance. Quelles sont les conséquences?

La surveillance numérique au travail peut se décliner en deux catégories : la surveillance hors ordinateur et celle sur ordinateur. Trois catégories de technologie sont utilisées pour effectuer cette surveillance : la surveillance par localisation, la surveillance de l’activité en ligne et la surveillance vidéo et audio.

Les résultats de l’étude effectuée par la chaire et rapportés dans le guide de bonne pratique indiquent que, sur les 800 employés sondés, la surveillance hors ordinateurs se fait à travers : les cartes à puces ou les badges (60%), les médias sociaux (22%), l’écoute d’appels et des microphones (15%), la géolocalisation (21%), des caméras (28%) et des caméras avec reconnaissance faciale (3%). Celle qui est faite par ordinateur se fait à travers une grande variété d’outils, tels que : la consultation des sites web (38 %), le statut d’activité sur Teams ou une autre plateforme (27 %), le transfert et le téléchargement de fichiers (15 %), le contenu des courriels (30 %), les captures d’écran (14 %), la surveillance de la messagerie instantanée (19 %), le suivi du déplacement de la souris (12 %), le nombre de frappes sur le clavier (8 %), les photos prises avec la caméra de l’ordinateur (4 %), la surveillance des rencontres en visioconférence (28 %), la surveillance en temps réel de l’écran (11 %) et la surveillance vidéo continue avec la caméra de l’ordinateur (19 %).

La présence et l’utilisation de tous ces dispositifs de surveillance en milieu professionnel sont la preuve que les organisations témoignent d’une grande volonté de pilotage et de contrôle. Leur mise en place dans les milieux de travail n’est pas sans conséquence, car ils participent à la transformation des rapports au travail entre employeurs et employés. Plus la technologie est présente dans les activités quotidiennes, plus des tensions émergent entre les impératifs de performance et les exigences de respect de la vie privée des travailleurs.

D’un côté, les employeurs soutiennent que les outils de surveillance permettent de garantir la compétitivité et d’optimiser les processus. Une étude menée par Gartner a révélé que 54 % des entreprises avaient mis en œuvre des systèmes de surveillance numérique pour mesurer la productivité de leurs employés, ce qui représente une augmentation de 50 % par rapport à 2018 (Psico-smart., 2024). De l’autre côté, ce contrôle constant réduit la confiance entre les deux et génère du stress. Une étude de PWC rapporte que 40 % des employés affirment qu’une surveillance excessive pourrait les inciter à quitter leur poste. Une autre enquête de McKinsey rapporte que 60 % des employés se sentent mal à l’aise avec la surveillance constante, craignant que cela nuise à leur bien-être psychologique.

Dossier : Révolution numérique, professions en péril? - Comment réduire le stress  numérique des employés? | Revue Gestion HEC Montréal

Une autre tension réside dans l’équilibre entre vie privée et surveillance légitime. Le principe qui exige que la surveillance soit justifiée et limitée est souvent ignoré par les organisations. Le cas d’Amazon accusé de pratiques de surveillance excessives dans ses entrepôts est un exemple qui illustre parfaitement cette théorie. En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) les a sanctionnés d’une amende de 32 millions d’euros pour avoir mis en place un système de surveillance de l’activité et des performances des salariés excessivement intrusif. La société a également été sanctionnée pour de la vidéosurveillance sans information et insuffisamment sécurisée (CNIL, 2024). Cette surveillance s’effectuait à travers les scanners pour mesurer la vitesse des employés, collectant des données à un rythme très intrusif (des indicateurs mesurant les temps d’inactivité des scanners des salariés) conduisant le salarié à devoir potentiellement se justifier de chaque pause ou interruption. Également en 2024, la CNIL a sanctionné une société immobilière d’une amende de 40 000 euros en raison d’une surveillance disproportionnée de l’activité de ses salariés, à travers un logiciel paramétré pour comptabiliser des périodes « d’inactivité » supposée et pour effectuer des captures d’écran régulières de leurs ordinateurs (CNIL, 2025).

Avec le télétravail, les patrongiciels comme Teramind, Hubstaff et ActivTrak se sont multipliés, ces outils font des captures d’écran, des enregistrements de frappes au clavier, des suivis de localisation des employés, de la lecture des courriels ou messagerie, etc. Un article de la Revue Gestion indique que ces pratiques créent une culture de suspicion chez les employés et un désengagement envers l’employeur.

Xavier Parent-Rocheleau, professeur adjoint au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal rappelle que l’organisme Coworker recense déjà plus de 550 outils de surveillance électronique des salariés, signe d’un engouement certain (Venne, 2024).

L’asymétrie de l’information et le manque de transparence des employeurs vis-à-vis des salariés sont des points importants à soulever. Les employés sont souvent peu informés sur les données collectées, leur usage ou leur durée de conservation, créant une opacité propice aux abus. Selon l’étude de la chaire sur les 800 employés, seulement, 4% d’entre eux jugent que leur employeur est complètement transparent dans son utilisation des technologies de surveillance.

En mars 2023, deux sénateurs américains ont présenté le Stop Spying Bosses Act afin d’encadrer et de limiter l’usage de ces outils. Quelques mois plus tard, dans l’État de New York, deux élus ont déposé le projet de loi Bossware and Oppressive Technologies (BOT) Act, dont l’objectif est semblable. Au Québec, la Loi 25 pourrait jouer un rôle similaire. Celle-ci oblige en théorie à expliquer clairement aux personnes visées quels renseignements pourraient être recueillis sur eux, dans quel but, combien de temps ils seront conservés, ainsi qu’à obtenir leur consentement (Venne, 2024).

L’étude montre aussi que 63% des répondants s’inquiètent de ne jamais pouvoir supprimer des informations que leur employeur collecte ou pourrait collecter à leur sujet. C’est le cas notamment de ce qui s’écrit sur Teams et Google Meet, qui ne s’efface jamais, ou encore de vieilles publications sur les réseaux sociaux.

Surveillance des populations, intelligence artificielle et droits humains -  Ligue des droits et libertés

Tous ces faits et chiffres nous prouvent à suffisance l’impact que la surveillance numérique peut avoir sur la vie des travailleurs, ainsi que sur leur santé. Dans cette situation, la question principale à se poser est : peut-on concilier performance et éthique dans l’usage des technologies de surveillance ?

Pour répondre à cela question, voyons de plus près les différents enjeux liés à cette pratique.

Les angles morts de la surveillance au travail

Bien que les outils de surveillance au travail puissent offrir des avantages indéniables, tels que l’optimisation des performances, la réduction des coûts (Psico-smart., 2024), l’amélioration de la productivité, la détection des problèmes de sécurité, le suivi des progrès et l’analyse des flux de travail (monTechnicien, 2023), certaines pratiques de collecte de données peuvent susciter des préoccupations concernant la protection des données personnelles (Anaya., 2022). Dans un article intitulé « Faire face à la dépendance économique et au contrôle numérique : des résistances aux mobilisations professionnelles des chauffeurs des plateformes » rédigé par Fabien Brugière  en 2019, il analyse la domination croissante des plateformes comme Uber dans le transport de personnes, reposant sur un modèle où les chauffeurs restent officiellement indépendants mais sont soumis à un contrôle algorithmique intense, à des incitations économiques, et à l’évaluation constante par les clients (Brugière, 2019). Selon les recherches d’Ifeoma Ajunwa, auteure des livres « The Quantified Worker: Law and Technology in the Modern Workplace » (2023) et « Limitless Worker Surveillance » (2017), la surveillance numérique au travail est une pratique de plus en plus intrusive, opaque et non réglementée qui transforme les employés en sources de données exploitables. Cela menace leur vie privée, leur autonomie et leur dignité. Elle dénonce le modèle économique sous-jacent, où les données générées par les travailleurs deviennent une ressource économique pour les entreprises sans que les employés aient un quelconque contrôle ou bénéfice sur cette exploitation.

Elle montre que :

  • Les données des employés (comportementales, biométriques, émotionnelles) sont capturées, analysées et monétisées
  • Ces pratiques visent à optimiser la productivité, mais aussi à servir des objectifs commerciaux plus larges, parfois en dehors du strict cadre de l’entreprise (ex. : revente de données, entraînement d’algorithmes, etc.),
  • cela participe à une marchandisation intégrale de l’individu au travail.

 

Selon elle, cette surveillance s’inscrit dans une logique de capitalisme de surveillance (sujet étudié par Shoshana Zuboff dans son ouvrage intitulé « The Age of Surveillance Capitalism » (2019)), où les technologies souvent présentées comme neutres et efficaces servent en réalité à renforcer le pouvoir des employeurs, à contrôler les comportements, et à maximiser la productivité par des moyens intrusifs. Elle alerte aussi sur les risques de stress accru, de perte de liberté au travail et de discrimination, en particulier avec les outils de surveillance qui intègrent l’intelligence artificielle. Elle appelle à une réforme juridique profonde fondée sur la transparence, le consentement éclairé et la participation des travailleurs aux décisions technologiques.

Des lois, telles que le RGPD en Europe et la LPRPDE au Canada, visent à protéger les droits des individus en termes de données personnelles.

Comment maintenir votre entreprise en conformité avec les règlements RGPD  et LPRPDE | Microage Canada

Tracer des lignes claires : repenser la surveillance au service de l’humain

Pour atténuer les effets négatifs de la surveillance numérique excessive, plusieurs pistes peuvent être envisagées et plusieurs opportunités se présentent. Premièrement, il faut plus de transparence sur les systèmes de surveillance : les organisations doivent clairement informer les employés des données collectées, de leur finalité et de la durée de leur conservation. Leur consentement doit être éclairé. Les entreprises doivent faire une évaluation des impacts des outils avant tout déploiement. Elles peuvent aussi inclure les employés ou des représentants syndicaux dans le choix, la conception et l’évaluation des outils de surveillance. Cela peut réduire les tensions entre employeurs et employés. Dans son ouvrage intitulé « The Quantified Worker: Law and Technology in the Modern Workplace » (2023), l’auteure Ifeoma Ajunwa défend une démarche éthique, transparente et équilibrée. Elle défend l’idée que les entreprises doivent justifier leurs pratiques de collecte de données, limiter la durée de conservation, et impliquer les travailleurs dans la gouvernance des outils technologiques. Elle critique aussi l’insuffisance du droit du travail face à ces nouvelles formes de surveillance. Aux États-Unis, par exemple, les employés sont peu protégés, car il n’existe pas de droit fédéral clair sur la vie privée au travail. Elle appelle donc une réforme juridique à qui protégerait mieux les travailleurs et limiterait les abus. D’après le commissariat de la protection à la vie privée au Canada, les lois sur la protection de la vie privée des employés sont incomplètes et inégalement appliquées. Seuls les employés sous réglementation fédérale bénéficient d’un encadrement via la LPRPDE, tandis que, dans la majorité des provinces, aucune loi ne protège spécifiquement la vie privée des employés, à l’exception du Québec, de la Colombie-Britannique et de l’Alberta. Cette disparité législative laisse de nombreux travailleurs sans garanties claires concernant l’utilisation de leurs données personnelles.

En l’absence d’un cadre clair d’un régime législatif efficace, bon nombre d’employés ignorent quels renseignements sont recueillis à leur sujet, comment ils sont utilisés et à quelles fins ? Cela permet à certaines entreprises d’imposer des pratiques de surveillance intrusives ou opaques, sans contre-pouvoir effectif. Ce vide juridique renforce le déséquilibre de pouvoir entre employeurs et employés, touchant particulièrement les groupes les plus vulnérables et marginalisés du marché du travail (Canada, 2023).

Droit à la vie privée : avocat droit à la vie privée pénaliste

Face à l’extension massive des outils de surveillance dans les milieux de travail, il est urgent de repenser les frontières entre performance, confiance et respect de la vie privée. Si les technologies numériques offrent de réels leviers d’optimisation, elles ne doivent pas devenir des instruments de domination. Une surveillance sans transparence, sans consentement et sans cadre juridique adapté n’est pas seulement une atteinte aux droits fondamentaux, elle engendre aussi une détérioration du climat de travail, du bien-être et de la dignité des employés. La normalisation de ces pratiques ne peut être acceptée comme une fatalité. Cette question suscite une réaction globale : les décideurs doivent remplir les lacunes juridiques, les employeurs doivent adopter des pratiques éthiques et responsables, et les travailleurs doivent exiger plus de transparence et d’autonomie. L’objectif n’est pas de refuser toute technologie, mais de tracer des lignes claires, pour que le numérique serve l’humain, et non l’inverse.

Bibliographie

Anaya., T. (2022, 06 08). Surveillance au travail : qu’en pensent les Canadiens? Récupéré sur Capterra : https://fr.capterra.ca/blog/2748/surveillance-au-travail-quebec-canada

Canada, C. à. (2023, 10). La protection de la vie privée des employés sur les lieux de travail modernes. Québec .

CNIL. (2024, janvier 23). Surveillance des salariés : la CNIL sanctionne AMAZON FRANCE LOGISTIQUE d’une amende de 32 millions d’euros. Récupéré sur https://www.cnil.fr/fr/surveillance-des-salaries-la-cnil-sanctionne-amazon-france-logistique-dune-amende-de-32-millions

CNIL. (2025, 02 04). Surveillance excessive des salariés : sanction de 40 000 euros à l’encontre d’une entreprise du secteur immobilier. Récupéré sur https://www.cnil.fr/fr/surveillance-excessive-des-salaries-sanction-de-40-000-euros-entreprise-secteur-immobilier

FNCC. (2024, 05). GUIDE SUR LA SURVEILLANCE ÉLECTRONIQUE. Canada.

monTechnicien. (2023, 08 03). Les avantages et inconvénients d’utiliser des logiciels de surveillance tels qu’ActivTrak, Hubstaff et Teramind. Récupéré sur https://www.montechnicien.com/les-avantages-et-inconvenients-dutiliser-des-logiciels-de-surveillance-tels-quactivtrak-hubstaff-et-teramind/

Psico-smart. (2024, août 28). Comment les nouvelles technologies transforment elles la surveillance de la santé mentale au travail ? Récupéré sur Psico Smart : https://psico-smart.com/fr/blogs/blog-comment-les-nouvelles-technologies-transformentelles-la-surveillance-de-la-sante-mentale-au-travail-140740

Savard, Y. P., Pilon, É., Provost-Cardin, É., Ollier-Malaterre, A., & Parent-Rocheleau, X. (2024). Guide pratique sur la surveillance électronique au travail.

Venne, J.-F. (2024, 05 13). La tentation de la surveillance. Récupéré sur https://www.revuegestion.ca/la-tentation-de-la-surveillance

Venne, J.-F. (2024, décembre 05). Surveillance des employés : des «patrongiciels» de plus en plus intrusifs. Récupéré sur https://www.revuegestion.ca/surveillance-des-employes-des-patrongiciels-de-plus-en-plus-intrusifs

Brugière, F. (2019). Faire face à la dépendance économique et au contrôle numérique : des résistances aux mobilisations professionnelles des chauffeurs des plateformes. La nouvelle revue du travail, (15).

Ajunwa, I. (2023). The quantified worker: Law and technology in the modern workplace. Cambridge University Press.

Ajunwa, I., Crawford, K., & Schultz, J. (2017). Limitless worker surveillance. Calif. L. Rev.105, 735.

Zuboff, S. (2023). The age of surveillance capitalism. In Social theory re-wired (pp. 203-213). Routledge.

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